10
Ce soir-là, lorsque j’entrai dans la chambre de Grace pour lui souhaiter une bonne nuit, la pièce était déjà plongée dans l’obscurité. Mais j’aperçus la silhouette de ma fille devant la fenêtre, scrutant le ciel éclairé par la Lune à travers son télescope. Je discernais tout juste l’épais adhésif dont elle avait sommairement entouré l’appareil à sa jonction avec le support.
– Ma chérie ?
Elle répondit d’un petit signe, sans pour autant se détourner du télescope. Lorsque mes yeux s’accommodèrent à la pénombre, je remarquai le livre Cosmos ouvert sur son lit.
– Qu’est-ce que tu vois ?
– Pas grand-chose, répondit Grace.
– Dommage.
– Pas du tout. Si rien ne vient détruire la Terre, tant mieux.
– Bon, je ne dirai pas le contraire.
– Je ne veux pas qu’il vous arrive quoi que ce soit, à maman et toi, poursuivit Grace. Si un astéroïde doit s’écraser sur la maison demain matin, je peux le voir arriver dès maintenant. Comme ça vous pouvez dormir tranquilles.
Je mis la main dans ses cheveux, descendis vers son épaule.
– Papa, tu décales mon œil ! protesta-t-elle.
– Oh, excuse-moi.
– Je crois que tante Tess est malade, dit-elle ensuite.
Oh, non, pitié. Elle avait tout entendu. Au lieu de lire au sous-sol, elle s’était cachée dans l’escalier pour écouter.
– Grace, est-ce que tu… ?
– Elle n’avait pas l’air très heureuse pour son anniversaire, je trouve. Moi, j’étais bien plus contente que ça le jour de mon anniversaire.
– Tu sais, quand on devient vieux, les anniversaires sont moins importants. On en a déjà eu des tas. L’attrait de la nouveauté passe un peu, au bout d’un moment.
– C’est quoi, l’attrait de la nouveauté ?
– Tu sais, quand les choses sont nouvelles, et que ça les rend excitantes. Et ensuite, elles deviennent moins drôles, plus ennuyeuses. C’est ça, l’attrait de la nouveauté.
– Ah bon, répliqua Grace en déplaçant un peu le télescope vers la gauche. La Lune brille drôlement fort ce soir. On voit tous ses cratères.
– Allez, au lit, maintenant.
– Encore une petite minute, protesta-t-elle. Toi, dors bien, et ne t’inquiète pas pour les astéroïdes ce soir.
Je décidai de ne pas me montrer trop sévère en lui intimant l’ordre de se glisser immédiatement sous la couette. Après tout, laisser une enfant dépasser l’heure de son coucher pour étudier le système solaire ne me semblait pas un crime nécessitant l’intervention de la Protection de l’enfance. Après lui avoir déposé un tendre baiser derrière l’oreille, je regagnai ma propre chambre.
Cynthia, qui avait déjà souhaité bonne nuit à Grace, était assise dans le lit, et feuilletait distraitement un magazine.
– Je dois faire des courses au centre commercial demain, annonça-t-elle sans relever les yeux. Grace a besoin de nouvelles chaussures de sport.
– Celles qu’elle porte n’ont pas l’air usées.
– Non, mais elles sont trop petites. Tu nous accompagnes ?
– D’accord. Je tondrai la pelouse le matin. Et on pourrait déjeuner là-bas.
– C’était sympa aujourd’hui, reprit Cynthia. On ne voit pas Tess assez souvent, je trouve.
– Pourquoi ne pas décider de le faire chaque semaine ?
Elle me sourit.
– Tu crois ?
– Bien sûr. On l’inviterait à dîner ici, ou bien on l’emmènerait au Knickerbocker’s, ou encore dans ce restau de fruits de mer. Ça lui ferait plaisir.
– Elle adorerait ça. Elle m’a paru un peu préoccupée, aujourd’hui, non ? Et puis, cette histoire de glace dans le freezer, je crois qu’elle commence à perdre la tête.
Je me déshabillai, en plaçant mes vêlements à mesure sur le dossier d’une chaise.
– Bah, ce n’est pas très grave.
Tess voulait attendre le bon moment pour apprendre ses ennuis de santé à Cynthia. Elle n’avait pas voulu lui gâcher sa propre fête d’anniversaire. Et même s’il lui revenait de décider à quel moment elle lui en parlerait, je trouvais anormal d’être au courant alors que ma femme ignorait tout.
Mais plus encore, il me pesait d’être le seul à savoir que Tess avait reçu de l’argent anonymement pendant plusieurs années. Quel droit avais-je de garder cette information pour moi ? Cynthia en était incontestablement la véritable destinataire.
Tess repoussait cette révélation parce qu’elle trouvait sa nièce trop fragile ces derniers temps, et je ne pouvais que lui donner raison. N’empêche.
J’étais tenté de demander à Cynthia si elle savait que sa tante avait rencontré le Dr Kinzler, mais elle aurait voulu savoir pourquoi Tess ne lui en avait pas parlé plutôt à elle, aussi laissai-je tomber.
– Ça va ? me demanda Cynthia.
– Oui, oui. Un peu claqué, c’est tout.
Enfin déshabillé, j’allai me laver les dents, puis la rejoignis dans le lit, et m’allongeai sur le côté en lui tournant le dos. Cynthia jeta sa revue par terre, éteignit la lumière. Quelques secondes plus tard, elle mit son bras autour de moi, et caressa mon torse avant de me prendre dans sa main.
– Tu es claqué à quel point ? chuchota-t-elle.
– Pas à ce point, répondis-je en me retournant vers elle.
– J’ai envie de me sentir à l’abri dans tes bras, ajouta-t-elle, sa bouche désormais contre la mienne.
– Sois tranquille, aucun astéroïde en vue ce soir.
Si la lumière avait été allumée, j’aurais vu son sourire.
Ensuite, Cynthia s’endormit rapidement. Je n’eus pas cette chance.
Je contemplai le plafond, changeai de position, consultai le réveil. Lorsque le chiffre des minutes bascula, je me mis à compter jusqu’à soixante, pour voir si je tombais juste. Puis je roulai de nouveau sur le dos, et recommençai à étudier le plafond. Vers les trois heures du matin, Cynthia, me sentant agité, marmotta :
– Ça va pas ?
– Si. Rendors-toi.
C’étaient ses questions que j’étais incapable d’affronter. Si j’avais su quoi répondre à Cynthia lorsqu’elle m’interrogerait sur les liasses remises à Tess pour payer son éducation, je lui en aurais sans doute parlé tout de suite.
Faux. Connaître certaines des réponses ne ferait que soulever de nouvelles questions. Si j’avais su que l’argent était déposé par un membre de la famille, si même j’avais su lequel c’était, je n’aurais pas su répondre à la question : « Pourquoi ? »
L’argent pouvait avoir été déposé par quelqu’un qui n’appartenait pas à la famille. Mais qui ? Qui se serait senti assez responsable de Cynthia, de ce qui était arrivé à ses parents et à son frère, pour laisser une telle somme pour son éducation ?
Puis je me demandai s’il fallait en informer la police. Convaincre Tess de leur remettre la lettre et les enveloppes. Peut-être contenaient-elles, malgré toutes ces années, des secrets qu’une équipe d’experts du département scientifique saurait déchiffrer.
À condition, bien entendu, qu’il existe encore un policier intéressé par cette affaire. Le dossier était depuis très longtemps classé parmi les cas non élucidés.
Au moment de l’émission Deadline, les producteurs avaient eu toutes les peines du monde à retrouver des personnes encore en exercice qui avaient participé à l’enquête. Raison pour laquelle ils durent se déplacer jusqu’en Arizona pour interroger cet inspecteur qui insinuait sournoisement, assis devant sa caravane Airstream, que Cynthia avait quelque chose à voir dans la disparition de son frère et de ses parents.
Je restai éveillé, rongé par cette information que j’étais le seul à posséder, et qui était tout juste bonne à me rappeler que Cynthia et moi ignorions encore beaucoup de choses.
Le lendemain, je tuai le temps à la librairie pendant que Cynthia et Grace cherchaient des chaussures. Je tenais un vieux Philip Roth que je n’avais jamais trouvé le temps de lire, lorsque Grace entra en courant dans le magasin. Cynthia la talonnait, un sac de shopping à la main.
– Je meurs de faim, annonça ma fille en m’entourant de ses bras.
– Tu as trouvé des chaussures ?
Reculant d’un pas, elle joua les mannequins, me présentant l’un après l’autre ses pieds chaussés de neuf. Des baskets blanches ornées d’une éclatante bande rose.
– Et dans le sac ?
– Ses vieilles tennis, répondit Cynthia. Elle devait absolument porter les neuves tout de suite. Tu as faim ?
– Oui.
Je reposai le Philip Roth, et l’escalator nous conduisit à l’étage des fast-foods. Comme Grace voulait un hamburger, je lui donnai de l’argent pour qu’elle aille se l’acheter elle-même, tandis que Cynthia et moi allions à un autre stand nous procurer une soupe et un sandwich. Cynthia ne cessait de regarder vers le McDonald’s, afin de ne pas perdre Grace de vue. En ce samedi après-midi, le centre commercial était bondé. Les rares tables libres se remplissaient à vue d’œil.
Cynthia était si occupée à surveiller notre fille que je dus m’occuper seul de nos deux plateaux.
– Elle nous a trouvé une table, annonça-t-elle.
En effet, Grace, installée à une table de quatre, nous adressait de grands signes, continuant bien après que nous l’avions repérée. Le temps de la rejoindre, elle avait déjà déballé son Big Mac et disposé ses frites dans l’autre partie de l’emballage.
– Beurk, commenta-t-elle devant ma soupe de brocolis.
Une femme sympathique d’une cinquantaine d’années, vêtue d’un manteau bleu, assise seule à la table voisine, nous sourit avant de s’intéresser à son repas.
Je pris place à côté de Grace, face à Cynthia. Comme elle ne cessait de regarder par-dessus mon épaule, je me retournai à mon tour, cherchant ce qui attirait son attention.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien, répondit-elle avant de mordre dans son sandwich crudités-poulet.
– Qu’est-ce que tu regardais ?
– Rien, répéta-t-elle.
Grace enfourna une frite qu’elle débita à toute allure en petits tronçons.
Cynthia fixait de nouveau le même point derrière moi.
– Bon sang, Cyn, qu’est-ce que tu regardes ?
Cette fois, elle ne nia pas tout de suite avoir remarqué quelque chose.
– Cet homme, là-bas. Non, ne te retourne surtout pas.
– Eh bien ? Qu’est-ce qu’il a de spécial ?
– Rien.
Je poussai un soupir, et levai sans doute les veux au ciel.
– Pour l’amour de Dieu, Cyn, ne me dis pas que…
– Il ressemble à Todd.
Bien. Restons calme, me dis-je. Ce n’était pas la première fois que cela nous arrivait.
– En quoi te fait-il penser à ton frère ?
– Je ne sais pas, répondit Cynthia. Quelque chose en lui. Il a un air qu’aurait sans doute Todd aujourd’hui.
– De quoi vous parlez ? demanda Grace.
– De rien, mange, lui intimai-je avant de revenir à Cynthia. Dis-moi comment il est, que j’aille mine de rien jeter un œil sur lui.
– Brun, vêtu d’une veste marron. Il mange chinois. Un pâté impérial, pour être exacte. On dirait une version jeune de papa, ou une version âgée de Todd, je te dis.
Pivotant lentement sur mon tabouret, je feignis d’étudier les différents menus et ne tardai pas à repérer l’homme, qui rattrapait du bout de la langue les miettes d’un pâté impérial largement entamé. J’avais vu des photos de Todd dans les cartons à souvenirs de Cynthia, et effectivement, à supposer qu’il ait atteint le début de la quarantaine, il aurait pu ressembler à ce type. Légèrement empâté, le teint blafard, les cheveux bruns, environ un mètre quatre-vingts, encore qu’étant assis, c’était difficile à dire.
– Il ressemble à n’importe qui.
– Je vais aller le voir de plus près, décida Cynthia.
Et elle se leva sans me laisser le temps de l’en dissuader.
– Chérie…
Je voulus la retenir en tentant vaguement de lui prendre le bras, sans y parvenir. Elle s’élança.
– Maman va où ? demanda Grace.
– Aux toilettes.
– Moi aussi, je vais avoir besoin d’y aller, déclara-t-elle en balançant ses jambes pour admirer ses nouvelles chaussures.
– Elle t’y emmènera après.
Je suivis Cynthia des yeux, tandis qu’elle faisait un large détour dans la direction opposée de l’endroit où se trouvait l’homme. Elle longea ensuite les différents stands de nourriture, s’approchant de lui par-derrière, le dépassa sans ralentir pour rejoindre la file d’attente du McDonald’s. Elle décocha alors plusieurs regards aussi anodins que possible à l’homme qui était censé ressembler à s’y méprendre à son frère Todd.
Puis elle revint s’asseoir, munie d’une coupelle de glace au chocolat. Sa main tremblait en la posant sur le plateau de Grace, qui poussa un cri de joie.
Ignorant l’expression de gratitude de notre fille, Cynthia me regarda fixement et déclara :
– C’est lui.
– Cyn…
– C’est mon frère.
– Chérie, voyons, ça ne peut pas être Todd.
– Je l’ai bien regardé. C’est lui. J’en suis aussi certaine que je sais que c’est Grace qui est assise à côté de toi.
Celle-ci releva la tête de sa glace.
– Ton frère est ici ? Todd ?
Sa curiosité semblait sincère.
– Contente-toi de manger ta glace, la tança sa mère.
– Je sais comment il s’appelle, poursuivit la petite. Et ton papa, c’était Clayton, la maman, Patricia.
Elle énumérait les prénoms comme pour un exercice scolaire.
– Grace ! siffla Cynthia.
Mon cœur se mit à battre très fort. Ça risquait de tourner au vinaigre.
– Je vais aller lui parler, annonça-t-elle.
Et voilà.
– Tu ne peux pas faire ça, dis-je. Écoute-moi, il n’y a aucune chance que ce soit Todd, c’est absurde. Merde, si ton frère était en mesure de venir dans un centre commercial, manger de la nourriture chinoise devant tout le monde, tu ne crois pas qu’il t’aurait contactée ? Et il t’aurait forcément remarquée, là. On aurait dit l’inspecteur Clouseau quand tu tournicotais autour de lui, pas discrète pour deux sous. Cynthia, c’est juste un type qui ressemble vaguement à ton frère. Si tu lui tombes dessus en lui affirmant qu’il s’appelle Todd, tu vas le faire flipper et…
– Il s’en va, coupa Cynthia, la voix étranglée de panique.
En effet, l’homme s’était levé, s’essuyant une dernière fois les lèvres avec une serviette en papier qu’il jeta ensuite en boule dans son assiette. Sans se donner la peine de vider son plateau dans la poubelle, il se dirigea vers les lavabos.
– C’est qui l’inspecteur Cluzo ? demanda Grace.
Je mis Cynthia en garde :
– Tu ne peux quand même pas entrer là-dedans avec lui.
– Tu vas dans les toilettes des hommes, maman ? renchérit Grace.
– Finis ta glace, répliqua sa mère.
La dame en manteau bleu picorait sa salade, faisant mine de ne pas nous entendre.
Il ne me restait que quelques secondes pour empêcher ma femme de faire une chose que nous regretterions tous.
– Cyn, tu te rappelles ce que tu m’as dit, quand on s’est rencontrés ? Que tu voyais tout le temps des gens qui pouvaient être les membres disparus de ta famille ?
– Il va forcément ressortir. À moins qu’il y ait une autre issue. Il y en a une autre ?
– Non, je ne pense pas. Cynthia, ce que tu ressens est parfaitement normal. Tu as passé ta vie à les chercher. Je me souviens de cette émission de Larry King, il y a quelques années, avec ce type dont le fils avait été tué par O. J. Simpson, il s’appelait Goldman je crois, et il a raconté qu’un jour, alors qu’il conduisait, il avait vu quelqu’un au volant de la même voiture que son fils, et il l’avait suivi, pour vérifier à quoi ressemblait le conducteur, même s’il savait que son fils était mort, et que c’était idiot…
– Tu ne sais pas si Todd est mort, objecta Cynthia.
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je…
– Le voilà. Il va prendre l’escalator.
Elle s’élança à sa poursuite.
– Putain de merde ! rugis-je.
– Papa ! me gronda Grace.
Je me tournai vers elle.
– Toi, tu ne bouges pas d’ici, compris ?
Une cuillerée de glace suspendue à mi-chemin de sa bouche, elle acquiesça de la tête. La dame de la table voisine nous dévisagea de nouveau, et je surpris son regard.
– Excusez-moi, madame. Vous voulez bien garder un œil sur ma fille, juste une minute ?
Ne sachant quoi répondre, elle me regarda en silence.
– Juste une petite minute, répétai-je, tentant de la rassurer.
Puis je me levai, sans lui laisser le temps de refuser, et courus derrière Cynthia. La tête de l’homme disparaissait tandis que l’escalator descendait. La foule, devenue dense, ralentissait ma femme, et une demi-douzaine de personnes la séparaient déjà de lui lorsqu’elle posa à son tour le pied sur la première marche. Il y en avait autant entre elle et moi.
Arrivé en bas, l’homme se dirigea à grands pas vers la sortie. Cynthia essaya de contourner un couple devant elle, mais ils tenaient une poussette en équilibre sur les marches en mouvement, et il lui était impossible de les dépasser.
Le pied de l’escalator enfin atteint, elle galopa derrière le type, qui atteignait les portes.
– Todd ! le héla-t-elle.
L’homme ne lui prêta aucune attention. Il poussa le premier battant, le laissa retomber derrière lui, poussa le second, fit un pas vers le parking. Je faillis rattraper Cynthia alors qu’elle franchissait la première porte.
– Cynthia !
Mais elle ne m’accorda pas plus d’attention que l’autre ne lui en avait prêté. Une fois dehors, elle cria de nouveau « Todd ! », sans résultat, puis réussit à agripper le type par le coude.
Il se retourna, stupéfait devant cette femme essoufflée qui le regardait de ses yeux écarquillés.
– Oui ?
– Excusez-moi, commença Cynthia avant de s’arrêter une seconde pour retrouver une respiration plus calme. Il me semble que je vous connais.
À présent, je me trouvais près d’elle, et le type me dévisagea, l’air de penser : « C’est quoi ce binz ? »
– Non, je ne crois pas, dit-il lentement.
– Vous êtes Todd, affirma Cynthia.
– Todd ? Non, répliqua l’homme en secouant la tête. Madame, je suis navré, mais…
– Je sais qui vous êtes, l’interrompit-elle. Quand je vous regarde, je vois mon père. Je le vois à vos yeux.
J’intervins enfin :
– Excusez-nous, mais ma femme trouve que vous ressemblez à son frère. Elle ne l’a pas vu depuis très longtemps.
Cynthia se tourna vers moi avec colère.
– Je ne suis pas folle, protesta-t-elle, avant de revenir à l’homme. Bon, alors qui êtes-vous ? Dites-le-moi.
– Ma petite dame, je ne sais pas quel est votre problème, mais je sais que ce n’est pas le mien, d’accord ?
Je tentai de m’interposer et m’adressai à l’homme d’une voix aussi apaisante que possible :
– Écoutez, je comprends que c’est beaucoup vous demander, mais si vous aviez l’obligeance de nous dire qui vous êtes, ça pourrait peut-être tranquilliser ma femme.
– C’est complètement dingue. Je n’ai aucune raison de faire ça !
– Vous voyez ? reprit Cynthia. Vous êtes mon frère, mais vous refusez de l’admettre, allez savoir pourquoi.
Écartant Cynthia, je lui ordonnai d’attendre une minute. Puis me retournai vers le type.
– La famille de ma femme a disparu depuis longtemps. Ça fait donc des années qu’elle n’a pas revu son frère et, apparemment, vous lui ressemblez. Je comprendrais que vous refusiez, mais si vous pouviez juste me montrer une carte d’identité, un permis de conduire, n’importe quoi, ça nous aiderait énormément, parce que ma femme cesserait de se tracasser. Ce serait réglé une fois pour toutes.
Il me dévisagea durant quelques instants.
– Elle a besoin d’aide, vous savez.
Je ne répondis pas.
Enfin, il secoua la tête en soupirant, sortit un portefeuille de sa poche, en tira une carte plastifiée qu’il me tendit.
– Voilà.
C’était un permis de conduire au nom de Jeremy Sloan. Une adresse à Youngstown. Et sa photo dans l’angle.
– Je peux vous l’emprunter une seconde ?
Il accepta, et je mis la carte sous le nez de Cynthia. Elle la saisit entre deux doigts hésitants, puis l’étudia, les larmes aux yeux. Son regard se portait tantôt sur la photo, tantôt sur l’homme. Enfin, d’un geste lent, elle lui rendit le permis.
– Je suis désolée, murmura-t-elle. Sincèrement désolée.
L’autre récupéra la carte, la remit dans son portefeuille, hocha de nouveau la tête d’un air outré, marmonna quelque chose entre ses dents, dont je ne compris que le mot « timbrée », puis repartit vers le parking.
– Allez, viens, Cyn. Allons retrouver Grace.
– Grace ? s’écria-t-elle. Tu as laissé Grace toute seule ?
– Elle est avec une dame. Tout va bien.
Mais elle courait déjà dans le centre commercial, remontait l’allée principale, grimpait l’escalator quatre à quatre. Je la talonnais de près, tandis que nous nous frayions un chemin entre les innombrables tables occupées, jusqu’à celle où nous avions déjeuné. Il restait trois plateaux. Avec nos bols de soupe et nos sandwichs entamés, les emballages McDonald’s de Grace.
Notre fille, en revanche, avait disparu.
Ainsi que la femme au manteau bleu.
– Bon sang, où… ?
– Oh, mon Dieu, gémit Cynthia. Tu l’as laissée ici ? Tu l’as laissée ici toute seule ?
– Je te dis que je l’ai laissée avec une femme, celle qui était assise à côté de nous.
Je me retenais d’ajouter que si elle ne s’était pas lancée sur une fausse piste, je n’aurais pas été obligé de laisser notre fille toute seule. Mais bon.
– Elle ne doit pas être loin.
– Quelle femme ? demanda Cynthia. Comment est-elle ?
– J’en sais rien. Une femme plus très jeune, avec un manteau bleu. Elle était assise à cette table.
Elle avait laissé un peu de salade sur le plateau, ainsi qu’un demi-gobelet de Coca-Cola. À croire qu’elle était partie précipitamment.
– Prévenons le service de sécurité, dis-je, luttant contre la panique. Qu’ils recherchent une dame en bleu accompagnée d’une petite fille…
Je scrutai les alentours, en quête d’un quelconque uniforme.
– Auriez-vous vu notre petite fille ? demandait Cynthia aux gens qui occupaient les tables environnantes. Huit ans. Elle était assise juste ici.
Les gens la regardaient, le visage inexpressif, et haussaient les épaules.
Je sentis le désespoir m’envahir. Je me retournai vers le comptoir McDonald’s, imaginant que la femme aurait pu convaincre Grace de la suivre avec la promesse d’une nouvelle glace. Mais Grace était certainement trop fine pour se laisser embobiner de cette manière. Elle n’avait que huit ans, mais on lui avait tout appris des dangers de la rue…
Cynthia, debout au milieu de la foule, se mit à hurler le prénom de notre fille :
– Grace ! Grace !
Et soudain, derrière moi, une voix lança :
– Coucou, papa.
Je fis volte-face.
– Pourquoi maman crie comme ça ?
– Bon sang, où étais-tu ?
Nous ayant repérés, Cynthia arrivait en courant.
– Et cette dame, poursuivis-je. Pourquoi elle est partie ?
– Son téléphone portable a sonné et elle a dit qu’elle devait s’en aller, expliqua Grace d’une voix très calme. Et après j’ai eu besoin d’aller aux toilettes. Je te l’avais dit, que je devais aller aux toilettes, non ? Pas la peine de s’affoler.
Cynthia attrapa sa fille, l’écrasa contre elle, au risque de l’étouffer. Si jusque-là j’avais eu certains scrupules à garder pour moi les informations sur les versements secrets d’argent reçus par Tess, ce n’était plus le cas. Cette famille n’avait pas besoin de perturbations supplémentaires.
Aucun de nous ne parla sur le chemin du retour.
À la maison, le répondeur clignotait. C’était un message d’une productrice de l’émission Deadline. Plantés tous les trois dans la cuisine, nous l’avons écoutée annoncer qu’une personne avait contacté la chaîne. Une personne prétendant savoir ce qui était arrivé aux parents et au frère de Cynthia.
Ma femme rappela immédiatement, trépignant pendant qu’on recherchait la productrice, sortie boire un café. Enfin, elle l’eut au bout du fil.
– Qui est-ce ? demanda-t-elle, le souffle court. Mon frère ?
Cynthia était persuadée que, tout compte fait, c’était lui qu’on avait vu au centre commercial. Ç’aurait été logique.
La productrice démentit. Non, ce n’était pas son frère. C’était une femme, une voyante, quelque chose comme ça. Mais parfaitement sérieuse, selon eux.
Après avoir raccroché, Cynthia nous expliqua :
– Une voyante affirme savoir ce qui s’est passé.
– Super ! s’écria Grace.
Ouais, super, me dis-je. Une voyante. Ça c’était vraiment de la balle.